Tout le monde a dit ou a entendu un jour quelqu’un dire : c’est moderne. Souvent être moderne c’est être dans le vent, c’est être dans la mode de son temps. Le mot moderne a une valeur positive et on l’emploie à toutes les sauces. Mais autant on peut lire beaucoup de travaux sur le progrès autant il y en a moins sur la modernité qui pourtant s’assimile, dans le langage courant, à celui de progrès. L’idée de cette note m’est venue un jour alors que je compris que le mot moderne avait une histoire, une définition, et une suite (on parle aujourd’hui de sur-modernité voire de postmodernité). François ASCHER (Ces évènements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs, 2000) en propose une définition en déclinant ce concept de modernité en trois traits principaux : individualisation, rationalisation, différenciation sociale. Cette note reprend son classement et y apportant des ajouts. Dans son livre ''Critique de la modernité'' (1992), Alain Touraine rappelle ce qu'a été l'idéologie de la modernité: «L'affirmation que le progrès est la marche vers l'abondance, la liberté et le bonheur, et que ces trois objectifs sont fortement liés les uns aux autres» avec, comme complément à ce triomphalisme : «L'idée de la modernité remplace au centre de la société Dieu par la science, laissant au mieux les croyances religieuses à l'intérieur de la vie privée». Qu’est-ce donc qu’une société moderne ? Quelles sont les sociétés modernes ? Fait-on références aux sociétés, mais par opposition, anciennes et traditionnelles ? La lente progression de la modernité en occident remonte probablement à la nuit des temps ou plutôt à son petit matin c'est-à-dire à partir de cette époque que l’on a appelé l’antiquité. Philippe NEMO dans ‘’Qu’est-ce que l’occident’’ (PUF 2004) l'explique d'une façon fort convaincante. Mais revenons un instant au commencement. Toute société (Norbert HELIAS) pour survivre doit pacifier les relations entre ses membres pour assurer l’équilibre de son système social. La sécurité existentielle s’exerce alors par trois types de contrôles ; l’environnemental qui gère les relations avec l’extérieur, le social qui gère les relations internes au groupe et l’individuel qui réfrène les pulsions de chacun de ses membres. Certain groupe animal le font aussi mais la différence avec l’homme est que celui-ci enregistre et transmet l’expérience du groupe par le langage qui va fonder la connaissance en tant que savoir autonome en opposition avec l’expérience sensoriel directe. Le langage devient la mise à distance du monde, l’individu peut alors apparaître. C’est le premier signe de la modernité. Ce processus d’individualisation c’est la part croissante que prend l’individu dans une société. Dans les sociétés traditionnelles l’individu dépend étroitement des règles et des valeurs du groupe. nous rappelle Gérard MENDEL dans ‘’Une histoire de l’autorité’’ (La découverte 2002). L’individu est même inconcevable en dehors du groupe. Dans une société moderne, l’individu occupe une place centrale. A ce moment particulier, la capitalisation des savoirs par le langage peut engendrer un processus civilisationnel même si beaucoup de sociétés humaines, à un moment donné se sont figées, se sont arrêtées de se transformer voire même ont disparu. Il n’y a pas forcément une évolution en ligne directe. La seconde prise de distance au monde direct épouse les traits de la technique qui avec le langage et la connaissance va devenir également un moyen de cette prise de distance. L’écriture comme l’invention de la roue ont permis aux sociétés de s’extraire de la nature. Cette volonté de maîtrise du monde, de mise à distance c’est ce que l’on appelle également la rationalisation. Les techniques, les sciences vont se développer inexorablement pour maîtriser la nature tout en complexifiant et compartimentant les champs de la connaissance qui n’a plus de limite prévisible aujourd’hui (tient on retrouve André CONTE-SPONVILLE, voir mes notes précédentes des 5 et 7 janvier 2007). Sauf des limites dues à notre contexte moral judéo-chrétien dont certain comme Michel ONFRAY tente de proposer un dépassement en évoquant une société post-chrétienne. Concrètement cette rationalisation va heurter de plein fouet les traditions. Celles-ci permettaient à un individu de se référer au passé, à l’expérience, et d’appliquer voir de vivre les mêmes situations en utilisant les mêmes réponses. La rationalisation va également engager un processus de sécularisation, ce que Max WEBER appelait le désenchantement du monde. Tout devient intelligible sans référence à des interventions divines ou magiques. Pour parler rapidement la science peut se substituer à la religion pour expliquer le fonctionnement du monde. Mais si la religion sort progressivement de son rôle explicatif et de fondation des régulations morales, son retrait laisse paradoxalement place à l’incertitude, au questionnement et finalement à une certaine forme d’insécurité. Parallèlement à ces deux phénomènes, l’autonomie progressive et croissante des individus dans un monde en perpétuel mouvement va engendrer la troisième forme de la modernisation, c'est-à-dire la différenciation sociale. Elle sera surtout analysée dans la sphère économique et sociale où l’on remarque que les métiers qui constituent la sphère du travail sont de plus en plus nombreux et différenciés. On est loin du chasseur et du cueilleur de l’époque préhistorique, ou bien du philosophe, du guerrier et du producteur de Platon. Ce qui est intéressant c’est que pour une raison que l’on ne connaît pas (on a que des hypothèses) ces trois processus ont fait système se renforçant réciproquement, certains disent autour de l’an mille d’autre un peu plus tard un peu avant la renaissance. Les échanges marchands vont prendre alors un essor sans précédent. On assiste à un véritable changement de statut où, de la nécessité de produire des surplus, qui sont finalement la base de l’échange, on glisse vers le principe d’accumulation sans fin qui est le principe même du capitalisme. C’est à cette époque particulière que l’invention de l’Horlogerie (Jacques LEGOFF 1977) invente un temps mesuré et donc rationnel. Avant le temps était rythmé par les fêtes religieuses, il va s’en extraire petit à petit. Cette maîtrise du temps (on dit le temps c’est de l’argent) est un des signes de la rationalisation en ce qu’elle produit toujours la question : quel est mon intérêt ? Le summum étant atteint aujourd’hui avec le concept venu des Etats-Unis d’elevator pitch au sens littéral ‘’accroche de l’ascenseur’’ ou vous devez en 30 ou 40 secondes, le temps de prendre l’ascenseur, convaincre un supérieur hiérarchique du bien fondé d’un projet (Lionel BELLENGER dans ''Sept minutes pour convaincre'', 2006). La production s’est donc rationalisée pour produire plus et mieux la division du travail qui organise la spécialisation des corps de métier orchestre la différenciation sociale et tout cela est rendu possible grâce à des individus qui s’échappent de plus en plus du groupe. (Louis CHAUVEL dans '' l’insécurité sociale'' 2005). On sent bien là que la rationalisation, l’individualisation et la différenciation sociale dans une société qui se sécularise, et même si il n’y a pas eu un développement uniforme régulier et de même niveau, entraînent des changements profonds et irrémédiables, radicaux et irréversibles. Cette accumulation va prendre le nom de capitalisme. Le capitalisme selon Max Weber (dans Raymond ARON ''les étapes de la pensée sociologique'', édition Gallimard) se définit par l’existence d’entreprise dont le but est de faire le maximum de profit et dont le moyen est l’organisation rationnelle du travail et de la production. C’est la jonction du désir de profit et de la discipline rationnelle qui constitue historiquement le trait singulier du capitalisme occidental. Ce qui est unique ce n’est donc pas le désir d’accumulation qui existe dans toutes les sociétés humaines et historiques par la conquête, l’aventure, la spéculation mais l’accumulation par la discipline et la science. Discipline qui sera produite par l’absolutisme monarchique et plus tard par l’état nation sous des formes diverses et ce jusqu'à aujourd’hui. La science étant, et je n’insiste pas, au cœur de la raison et de l’idée de progrès qui s’imposera au 18ème siècle. Raymond ARON qualifiait d’ailleurs cette accumulation par le terme d’indéfinie plus que par celui de profit maximum. Un certain nombre de philosophes (Michel ONFRAY, contre histoire de la philosophie coffret 6 disque 8) comme des historiens pensent que les guerres de religion tout au long du 16ème siècle et jusqu’au début du 17ème auraient pu faire disparaître la France de l’époque. L’idée de tolérance religieuse serait donc née de l’incapacité de pouvoir exterminer le camp adverse (la rupture de l’unité chrétienne portant finalement en elle l’idée d’unir non pas les religions proches mais directement les chrétiens entre eux). Comme l’écrira le philosophe anglais Bertrand RUSSEL ‘’ l’intolérance fait obstacle au développement des richesses et du commerce. La fin des luttes politiques et des querelles religieuses libèrent les énergies pour les entreprises plus vivantes du commerce et de l’industrie''. On voit donc bien que ce mélange exponentiel constitue un bloc où chaque terme ne peut être séparé des autres. Dans ce cadre la morale, la politique, brefs les valeurs interagissent dans une dynamique sans fin. L’explication d’André CONTE-SPONVILLE (Le capitalisme est-il moral) de séparation des ordres me semblent donc devoir être pris avec circonspection. En attendant d’autres notes pour confirmer ou infirmer mes propres analyses.
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